lundi 25 février 2008

Dominique Manotti à l’Alliance Française de Gijón le 10 juillet 2007

Née en 1942, universitaire (historienne de la révolution industrielle 1780-1830) à la retraite, militante syndicale depuis l’adolescence jusque 1983, auteur de polar depuis 1993. Succès immédiat avec « Sombre sentier » (traduit en espagnol, acheté à l’alliance) puis « à nos chevaux », « Kop », « Nos fantastiques années fric », « Le corps noir » (traduit), « Lorraine connection ». Voir aussi :
http://www.dominiquemanotti.com/index.html
http://patangel.free.fr/ours-polar/auteurs/manott1.php

Dominique répond à nos questions ce 10 juillet 2007 en pleine semana negra. Nous (Carmen, Marie-Luz, Teresa, ?, Alberto, ?, Vicky, ?, Toya, Carmen G, Maria José, Audrey, Delphine, Béatrice, Angela) en profitons :

Q : Pourquoi des romans ?
R : J’étais adolescente en France pendant la guerre d’Algérie. Cela m’a marquée : une grande partie de la jeunesse a refusé de faire la guerre mais tous les partis politiques les ont abandonnés. Ce fut un mouvement très important qui n’a pas porté ses fruits. Ensuite, le syndicat étudiant a été le premier à reconnaître le syndicat algérien.
Je fais partie d’une génération très politique : luttes ouvrières dans les années 60 ; mouvements étudiants et sociaux en 68 ; puis nombreuses grèves ouvrières avec un espoir de transformation de la société. Vous vous souvenez de LIP ? C’était une grève de transformation des rapports sociaux, de la remise en cause de la hiérarchie.
Ce sont aussi des années de luttes féministes avec des batailles très violentes contre Pompidou, qui était très réac, très gaulliste. Nous avions l’impression d’une chape de plomb sur la société. Par exemple, les logements étudiants n’étaient pas mixtes ; mai 68 commence par la demande de donner droit aux garçons d’aller dans la cité des filles.
Nous avons au moins réussi deux choses importantes : l’avortement et la contraception. On avait la pratique : de 70 à 74[1], on défie les autorités avec des avortements illégaux partout. Des médecins ont été radiés de l’ordre mais jamais personne n’a été en prison. La France est une société très machiste[2].
En 1981, l’avènement de François Mitterrand marque la fin de la gauche : d'extrême droite dans sa jeunesse, il resta très marqué par cette culture Vichyste. C’est aussi un homme qui a un grand sens du politique : il a compris à l’hiver 42-43, lors de Stalingrad, qu’il s’agissait du tournant de la guerre, qu’à ce moment Hitler était battu. C’est le moment d’ailleurs où beaucoup de gens prennent contact avec les Américains. Mitterrand est remis en scène par l’Oréal et il restera toujours fidèle à ses amis (d’extrême droite)[3]. Il a été dans tous les gouvernements de guerre d’Algérie, dont ceux qui ont fait des exécutions capitales. Ses choix politiques : première candidature unique de la gauche en 65. Stratégie très claire : laminer le PC[4] puis, en 1981, développer le FN[5]. En effet, la gauche ne gagne que si elle est unique sous le PS[6] avec une droite divisée. C’est une politique qui a réussi, puisque la gauche est restée au pouvoir tant que le FN était fort, mais c’est une politique dangereuse car les bases sociales et culturelles en faveur de l’extrême droite en France sont très fortes : l’OAS[7] est formée par les pieds-noirs[8] et l’armée. Quand l’OAS est battue à la fin des années 60, De Gaulle décrète une amnistie et 3000 membres de l’OAS sont intégrés dans la police. Les problèmes de racisme très importants qui découlent de cette décision ne sont toujours pas réglés aujourd’hui. Ce n’était pas du tout le cas auparavant (après 1945), quand la police comprenait une grande partie d’anciens résistants.
Avec l’élection de Mitterrand, j’ai vu le syndicalisme se décomposer à cause de sa confiance aveugle dans le pouvoir politique. Cela ne correspondait pas à mes convictions profondes. J’ai quitté le syndicat en 83. J’ai passé dix ans de désespoir, sans passion, avec l’impression d’échec d’une génération. J’ai le même sentiment avec mes petits enfants, à qui je laisse un monde pire que le mien… Pendant mes années de militantisme syndical, je considérais mon travail d’historienne un peu comme un laboratoire pour comprendre le présent. Par exemple, au XIXème siècle, meurt le compagnonnage qui laisse place au syndicalisme. En 1980, je faisais une recherche sur la crise économique à partir d’entretiens d’un millier de patrons d’alors. Quand je négociais en direct avec les patrons de mon temps, c’était passionnant de voir ce qui évoluait dans leurs discours depuis 100 ans.
Q : Comment être syndicaliste pour les entreprises tout en étant professeur d’université ?
R : Dans le syndicat, il y a les branches professionnelles et inter-professionnelles (géographiques). J’étais secrétaire générale de l’Union Départementale de Paris qui regroupe tous les syndicats professionnels du département. J’y suis venue par le syndicat enseignant. Cette structure géographique est un héritage des anarchistes, elle a un poids très important.
Q : C’est pareil en Espagne.

En 1993, j’avais un article d’histoire à finir sur le patronat. Le premier août, sur la route des vacances, je prends un polar de James Ellroy (« L.A. Confidential »). Ça a été un choc : ce roman est d’une force extraordinaire. J’avais lu des études sur Los Angeles mais Ellroy c’était plus fort : on est dedans. J’ai alors lu tout ce qu’on avait traduit en français de lui. J’ai dit : « J’arrête l’histoire, j’écris des polars ». J’ai eu envie de faire l’histoire intellectuelle de ma génération : si on n’a pas réussi, on peut au moins raconter ce qu’elle a été.
En deux ans, je sors mon premier polar (« Sombre sentier », un succès). Ma formation d’historienne m’est très utile : je fais environ six mois de documentation sur mon sujet, avec la technique que j’ai apprise dans mon métier. Ensuite je fais une grille qui structure mes histoires comme je faisais dans mon métier, je fais des fiches très détaillées sur les personnages… Je pars d’un thème, les personnages émergent et sont l’expression de ce qu’ils représentent. Il faut qu’on soit plus vrai que vrai dans un roman.
Je reste très marquée par la chronologie : « ça ce passe quand ? », « Si ce n’est pas daté, ça n’existe pas », etc. Par exemple, dans le « Corps noir », tout se passe du 6 juin au 25 août 1944 et les mêmes personnages sont différents entre ces deux dates. Je me souviens de mon premier cours comme professeur : il s’agissait d’expliquer pourquoi, en 1934, la natalité passe pour la première fois en dessous de la mortalité. Mes élèves s’exclament : « C’est à cause de la seconde guerre mondiale ! ». J’ai été traumatisée !
Q : d’où la structure du livre qui ressemble à un journal de bord…
Q : Il y a aussi tant de personnages que ce sont les dates qui permettent de s’y retrouver, non ?
Q : Pourquoi Montoya, Romero, Fernandez… ?
R : Il y a beaucoup d’Espagnols en France !

Q : Pour quelle raison y a-t-il autant de scènes sordides et de prostitution ? Est-ce une réalité ? Une manière de confondre le coupable ?
R : Il faut regarder au cas par cas. Dans « Lorraine Connection », Tomaso est épouvantable. Il souligne le développement considérable des mercenaires (la troisième force en Irak après les Américains et les Anglais ; la guerre de Bosnie a été un terrain d’entraînement pour les mercenaires et pas seulement pour le djihad).
Q : Ils sont un peu tous pareils aujourd’hui dans l’armée, on se bat pour l’argent, pas pour l’idéal.
R : C’est vrai sauf que les mercenaires sont incontrôlables. Un viol n’est choquant que chez nous, pas pour eux… Quand ils reviennent, en France notamment, ils développent des sociétés de sécurité.
Dans « Nos fantastiques années fric », il s’agit de trafic d’armes. Tout le monde sait qu’il a toujours lieu avec des prostituées.
Dans le « Corps noir », il y a des scènes de torture : on ne peut pas parler de ces années sans la Gestapo.
Q : On dirait que tout se passe autour des femmes ?
R : Regardez la réalité, par exemple Christine Deviers-Joncour (affaire Elf, 1989-1997). Dans « Sombre sentier », c’est comme en vrai, les filles couchent ou alors elles ne défilent pas (milieu de la mode). C’est pareil pour les hommes dans la haute couture.

Q : quelle a été la documentation pour « Lorraine connection » ?
R : C’est une histoire très romancée, qui recoupe deux événements qui ne se passent pas en même temps.
Il y a d’un côté la privatisation de Thomson en 1996 (sous Juppé et Chirac). La décision avait été prise de vendre la partie multimédia pour un franc symbolique à Daewoo et le reste à Matra Défense. Finalement, ça ne se fait pas, cela sans explication. Deux ans après, Daewoo fait faillite et les journalistes commentent : « L’entreprise est en faillite potentielle depuis 1985 ». On devait donc le savoir en 1996. Deux mois après, fuite du patron de Daewoo avec 2 milliards de dollars.
D’autre part, en 2003, dans la dernière usine de Daewoo en Lorraine, la police arrête un ouvrier accusé d’avoir mis le feu. Je n’y crois pas. J’y vais, je fais des interviews. On fait un comité de soutien à l’ouvrier. J’apprends que le comité d’entreprise a demandé une expertise comptable. Je retrouve le rapport sous le lit d’un employé et je lis noir sur blanc le système décrit dans le roman : « Entre deux pays, au sein de la même entreprise, achat de matières premières très cher pour vendre ensuite les produits finis bon marché ». Ce qui explique la faillite ! On parle d’usines tournevis : montées pour pomper l’argent. Le problème alors c’est qu’il n’y a plus de mouvement ouvrier et le rapport n’est jamais sorti. Lors du procès de l’ouvrier, le procureur a voulu défendre l’enquête et a dit : « Cette enquête est exemplaire. Ça ne peut pas être les syndicats, c’est un individu isolé et colérique. On va donc écouter la rumeur ».
Dans un roman, il faut garder les faits qui montrent plus qu’eux-mêmes. Par exemple, la décapitation de l’ingénieur coréen est réelle.

Merci Dominique de nous avoir ainsi tenus en haleine durant presque deux heures,
A vos livres !
Béatrice pour AFG,
[1] Législation de l’avortement en 1975 (définitive en 1979)
[2] Les femmes ont le droit de voter à partir de 1944 ; la première femme maire d’une ville de plus de 100 000 habitants est élue en 1989…
[3] Voir notamment : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cagoule
[4] Parti Communiste
[5] Front National
[6] Parti Socialiste
[7] Organisation Armée Secrète (organisation française politico-militaire clandestine et terroriste, partisane de l’Algérie française, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_armée_secrète)
[8] Colons français en Algérie : ceux qui portaient des chaussures, d’où leur nom.

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